Le monde d'Elaria s'était stabilisé en surface. Les rumeurs sur Kael, sur ses exploits, sur l'éveil de ses ailes noires lors du tournoi, faisaient le tour du globe magique. Certains peuples le vénéraient. D'autres le craignaient. Les plus sages, eux, restaient silencieux. Car ce n'était pas seulement un garçon devenu archimage. Ce n'était plus simplement un mortel qui maniait l'Éther. C'était un auteur en gestation. Une anomalie scripturale capable de manipuler la trame du monde comme un écrivain le ferait de son manuscrit.
Mais Kael, lui, n'était pas en paix.
Il avait perçu les conséquences de ses réécritures passées. Le monde tremblait, parfois, sans raison. Des dialogues se répétaient, comme si le script du monde bégayait. Des visages familiers semblaient glisser hors de la mémoire collective, comme effacés à moitié par une gomme invisible. Même à l'Académie, les murs vibraient parfois d'un murmure unique : "Corrigé par l'Auteur".
Il était temps de comprendre ce qu'il était devenu. Et ce qu'il devenait.
C'est Orven, l'ancien mage qui l'avait accueilli dans ce monde, qui lui parla de l'endroit.
— La Dépouille-Réalité, souffla le vieil homme. Là où finissent les choses oubliées. Là où les narrations abandonnées s'entassent comme des cadavres d'univers.
Un gouffre entre les mondes. Une fracture rejetée par les lois de la fiction, de la réalité, et du néant lui-même.
Kael prit la décision d'y entrer seul. Pas d'escorte. Pas d'amis. Pas même un mot à ses compagnons.
C'était un test. Un pèlerinage. Le portail vers la Dépouille-Réalité n'était pas un portail. C'était un souvenir corrompu.
Kael marcha jusqu'à la Mer Silencieuse d'Astryel, là où jadis, les auteurs morts étaient censés sombrer dans le néant. Il récita les mots anciens qu'il avait trouvés dans les marges d'un grimoire oublié : une langue qui n'était pas faite pour être lue… mais imaginée.
Les flots reculèrent. Le ciel se plia en deux. Et Kael entra. Ici, tout était distorsion.
Le sol était constitué de lettres tombées. Des phrases mortes serpentaient comme des rivières. Des dialogues inachevés flottaient en l'air, prisonniers du silence. Le monde était gris, sans couleur. Une brume éternelle.
Et pourtant, Kael sentit son propre nom flotter dans l'air, à l'infini.
Kael… Kael… Kael.
Comme si ce monde connaissait son essence. Comme s'il était attendu.
Il marcha pendant ce qui lui sembla une éternité. Il croisa des reflets de lui-même — des versions rejetées de son personnage, des idées abandonnées de ce qu'il aurait pu être : un prince, un esclave, un monstre, un dieu.
Chaque reflet l'interrogea sans parler.
Chaque pas lui faisait perdre une partie de sa cohérence. Il se voyait devenir flou, ses contours vaciller, comme une esquisse encore en cours d'écriture.
"Es-tu encore réel, Kael ?""Ou es-tu devenu une idée flottante parmi les autres ?"
Il atteignit un amphithéâtre de pierre vivante, suspendu dans le vide. Là, une entité l'attendait. Pas l'Auteur. Pas le Faux Auteur.
Quelqu'un d'autre. Une silhouette sans forme. Faite d'interrogations et de doutes. Des lettres noires flottaient autour d'elle, mais aucune ne formait de mot lisible.
— Tu es celui qui réécrit, dit-elle.— Et toi ? demanda Kael.— Je suis Personne. Celui qu'on ne lit pas. Celui qu'on a oublié. Celui qui existe entre les virgules et les silences.
Kael comprit immédiatement : cette entité avait été un personnage, un concept, un fragment d'idée. Et elle avait survécu dans l'oubli. Bloquée entre les chapitres jamais écrits, entre les marges des mondes.
— Tu es arrivé trop tôt, poursuivit Personne.— Trop tôt ?— Tu n'es pas encore prêt à manier la réécriture ultime. Tu ne maîtrises que l'écho de ton pouvoir. Pas sa source.
Alors, pendant ce qui sembla des jours, Kael apprit.
Il étudia les Structures Narratives Fondamentales, les Fractures de Cadence, les Variations Métaphoriques Conscientes. Il comprit ce que signifiait vraiment écrire : pas seulement manipuler des mots, mais restructurer des causes, des effets, des vérités.
Il apprit à détecter les Mots Racines, ceux qui existaient avant le langage.
Il vit la différence entre changer le monde et le trahir.
Et il comprit que chaque réécriture coûtait quelque chose — pas seulement au monde, mais à lui-même. Kael n'était plus tout à fait le même lorsqu'il revint dans Elaria. La mer s'était refermée derrière lui. Ses pas étaient plus lents. Ses mots, plus pesés.
Il retourna à l'Académie.
Les élèves le regardèrent comme s'il avait vieilli de mille ans. Il répondit à leurs salutations par des sourires vagues. Dans ses yeux, les étoiles n'étaient plus des mystères à conquérir, mais des histoires déjà racontées.
Mais il avait changé.
Il n'était plus seulement un prodige.
Il était un témoin.
Un témoin de ce qu'il advient quand un personnage regarde au-delà du parchemin.